Pierre RABHI ....l'offrande au crépuscule
Oui, le désert avance ici et ailleurs ; les déserts avancent sur tous les continents. Voyez ces dunes qui déferlent comme de grandes vagues d’un océan pétrifié. Leur mobilité est sournoise, elle échappe à notre vigilance, et puis, vous apercevez, d’année en année, qu’elle submerge ce qui vit. L’humanité est ainsi ruinée. Et puis, lorsque le sol est si décharné, apparaît son squelette, cuirasse de roches, cuirasse de latérite ; bêtes et gens meurent de faim. Les hommes perdant toutes racines, sont pris d’errance. Ils vont par hasard des chemins de mendicité s’échouer dans les grandes cités déjà gonflées d’abdication. C’est déjà là que tant de civilisations périrent de leurs outrances, ne laissant parfois qu’un squelette enlisé sous les sables pour nous conter leurs splendeurs passées. Pour d’autres, les hommes sont devenus lèpre envahissante affectant la toison vivante de la terre. Pour d’autres l’histoire des hommes ne sera bientôt plus dans l’univers qu’une flamme fuligineuse étouffant dans ses propres ténèbres. D’autres disent encore : un Créateur veille, il ne laissera point son œuvre magistrale manquer le terme fixé. Et d’autres aussi clament partout que la science sera la mère salvatrice, comme elle le fut toujours.
Nous voyons bien que les hommes sont folies, dénudant les montagnes, abattant les forêts, tuant sans compter. Partout ils se ruent les uns contre les autres, les mains pleines de feu meurtrier. Même la mort en est déshonorée. Car la mort, nous ne la reconnaissons pas dans cette allégorie parcourant la terre, la faulx à la main, pour des moissons de hasard, avec ses deux cratères obscurs en guise de regard et son sourire éclatant de cynisme satisfait. Nous ne la reconnaissons pas dans les glaives sournois partout levés , ni dans les massacres par omission des enfants de la misère, ni dans la spoliation aveugle des pauvres par les puissants. Tout cela n’est pas mort mais désolation
Notre mort, nous la voulons apogée sublime, lorsque tous nos élans successifs portés au plus haut nous dissiperont à jamais dans le ciel et nos dans les abimes. Et vous, gens de ce Nord pour peu de temps prospère, allez dire à d’autres et à d’autres encore combien la vie est meurtrie.
Ecoutez la voix du barde mêlée aux hurlements du vent. Est-elle plainte, chant de résignation ? Je ne sais ; mais le flux et le reflux la dispersant dans l’espace répand du même geste un étrange silence. Ici ou là, des silhouettes à peine devinées se dissolvent, vision fugace de toile agitée, de dromadaires, de bœufs pris dans les ressacs des sables tourmentés.
Ecoutez le souffle du zébu au mufle levé vers le ciel obscur : il appelle les marigots d’un beuglement farouche, mais y a-t-il encore là ces quelques reflets d’argent pâle, si précaires, faits d’un peu d’eau que le ciel laisse tarir ?
Nous disons : il faut que cesse sans délai le saccage des forêts. Aucun des vaniteux édifices érigés dans les nouvelles cités n’a plus de valeur et de beauté que celle des arbres, cathédrales érigées, réceptacles de la lumière du ciel. Majesté de la vie, majesté du souffle poussant des nuages contre les grandes frondaisons. Majesté des arbres héleurs de nuée. Ils sont nos pères et nous pouvons aussi les enfanter avec la délicatesse de nos doigts et les pulsations de nos cœurs.
Dites à tous d’arrêter de répandre des poisons dans la pureté des eaux et des miasmes toxiques dans la pureté de l’air, car le ciel lui-même s’offense de tant d’arrogance.
Dites partout de cesser de torturer des animaux par millions dans des officines de science. Quel bien véritable peut naître de tant de souffrance
Nous ne tenons pas ici un langage de faibles, nous sommes aussi virils, mais nous savons que la compassion est la vraie virilité, celle qui féconde
Je veux aussi te chanter, océan immense, voile bleu, origine de nous-mêmes, et vous, êtres de mystère le peuplant de muettes présences. Que votre beauté nous émeuve un jour autant que votre saveur dans nos bouches. Dans l’âme s’étire un chant de baleine, il ne résonne plus d’allégresse. Je crains que ce ne soit une supplique à un dieu sourd, un appel pathétique trop lointain, noyé dans les embruns de notre indifférence. Les houles puissantes qui naguère te portaient ne seront plus que tambour sans poème, archet sans corde, tu ne seras jamais plus déesse-mère des ondes infinies. Comment ne pas reconnaître en tout ce qui vit l’au-delà des apparences ? Ce lieu de l’unité où nous nous retrouvons tous animés de la même haleine, de la même ferveur. Je suis homme, avec, pour vocation, aimer et pleurer.
Que les hommes cessent de projeter la foudre de leurs fusils pour tromper leur ennui. Qu’ils cessent d’éteindre le vol fluide des oiseaux. Que leur regard apprenne à contempler la liberté vivante sous le grand ciel sans en être jaloux, car cette liberté est aussi la leur.
Une grande confusion s’est étendue sur le monde : les hommes ont oubliés que nature ils sont, chaque geste meurtrier, chaque blessure inutile, chaque poison répandu, c’est à eux-mêmes qu’ils l’infligent. Oui, contre tous les hommes, la nature a des griefs sévères au tribunal de l’intelligence.
Ne dites pas : à cela nous ne pouvons rien ! Car chacun en son lieu le plus restreint peut toujours un geste, un regard, une bienveillance. Chacun peut en lui, abolir les duels, germes vivaces des grandes violences.
Terre ! Terre, vaisseau ivre, au gouvernail brisé, où vas-tu ainsi dans un espace sidéral interloqué ?
Vaisseau de folles orgies, lumineux d’incendies, sombre de fumée, rouge de meurtres toujours répétés, pourrons nous encore de notre seul espoir t’éviter encore l’ultime crépuscule, l’écueil sans retour où tu ne seras plus que cendres et poussières ?
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